IL A ÉTÉ UN VÉRITABLE ÉVEILLEUR DE CONSCIENCE

Abdelaziz Ouabdesslam le dernier des géants




Professuer Abdelaziz Ouabdesselem, 1988 De quel côté que l’on observe Abdelaziz Ouabdesslam, on constate que sur les évènements structurants la marche du pays depuis plus d’un demi-siècle, on ne peut s’empêcher de rencontrer sa stature immense mais discrète, ferme mais avec un sens aiguisé des relations humaines que je vais livrer comme confidences fruit de quarante ans d’observation, d’admiration et de respect.
En tant «qu’Indigène musulman non naturalisé français» il eut comme tous les jeunes de l’époque d’énormes difficultés à faire des études; le passage aux études supérieures tenait de l’impossible et opter pour la discipline élégant, mais, ô combien difficile des mathématiques, était une gageure. Il gravit les échelons au prix d’un parcours de combattant sans faille. Ceux qui l’ont admiré parlent de son passage au lycée Etttaâllybia, creuset de l’élite algérienne pré-indépendance, où il éduqua, enseigna et éveilla les futurs révolutionnaires qui firent briller la Révolution algérienne. Parmi les élèves du professeur Ouabdesslam, il nous plaît de citer ce témoignage, celui de M.Lakhdar Brahmi, diplomate que l’on ne présente plus: ambassadeur, ministre des Affaires étrangères secrétaire général adjoint de l’ ONU, pompier des Nations unies dans les conflits difficiles, artisan des accords interpalestiniens de Taeif. Ecoutons- le parler de son «maitre»: Il y avait aussi, à l’époque, l’Institut des hautes études islamiques où les diplômés de la Medersa allaient poursuivre leur formation, s’ils n’optaient pas pour une carrière immédiate dans la Fonction publique. Les étudiants du «nouveau régime», encouragés, notamment, par un professeur de mathématiques qui eut une très grosse influence sur nous tous, Abdelaziz Ouabdesslam, commençaient à tenter de passer le baccalauréat français en candidats libres. (...) En effet, ce sont nos professeurs algériens qui ont marqué nos esprits de manière durable. J’ai déjà parlé du professeur de mathématiques, Abdelaziz Ouabdeslam. Après l’Indépendance, il ira diriger l’École polytechnique à El Harrach.Il en fit un établissement de qualité, malgré les difficultés énormes de l’époque. Je le revois de temps à autre, avec un plaisir égal, et je l’écoute avec le même respect et la même admiration. (...) Le professeur Ouabdesslam, notre professeur de mathématiques, me dira beaucoup plus tard, que durant ces années qui avaient précédé le 1er Novembre, «nous avions l’impression, en vous regardant tous à la Medersa, que des évènements importants, porteurs de changement, allaient se passer incessamment».(1)

Une sévérité d’apparence
On ne sait pas grand-chose du passé révolutionnaire du professeur qui faisait preuve d’une pudeur qui frisait à l’obsession [ne pas se mettre en avant était sa règle, servir, son crédo] si ce n’est quelques bribes lâchées ça et là au cours de discussions. On sait qu’il milita dans la Fédération de France, il mit ses compétences au service de la Révolution et enseigna. On le trouvera bien plus tard à la kasma d’El Harrach où il fit son travail de modeste militant de base pendant des années sans m’as-tu-vu et sans rien demander en «échange». A tel enseigne qu’il habita près d’un quart de siècle dans une villa de fonction qu’il quitta après le séisme de 2003, la maison menaçant ruine.
Dans la vie de tous les jours, le professeur était de tous les combats de l’esprit, sans armes si ce n’est celles de l’esprit. apportant çà et là une idée, un apaisement, une anecdote élégante qui vous permet de relativiser votre souci bref, une contribution au mieux être des personnes qui ont l’immense privilège de le côtoyer. C’est aussi le pédagogue intransigeant. Comme le regretté Mohand Aoudjhane, il ne transigeait pas avec les valeurs, la norme, l’éthique. Mais la sévérité d’apparence cachait un coeur d’or. Nos professeurs s’intéressaient à chacun d’entre nous. Ils étaient sévères mais justes. Nous les respections et nous les admirions. Envers certains d’entre eux, nous ressentions une réelle affection, peut-être même de la vénération. Ils étaient désireux de partager leur savoir avec nous et nous étions tout aussi désireux d’apprendre à leur école. Spécialiste de statistiques, il nous disait souvent qu’en termes de probabilités «le zéro et le Un appartiennent à Dieu». Il nous faisait souvent un cours de docimologie; la façon de noter l’élève pour lui donner son dû. Il s’élevait avec passion, mais toujours courtoisement, contre ceux qui arrivaientt à noter à la deuxième décimale en s’exclamant «Ah! ya dounith!»; de plus, disait-il, le doute doit toujours profiter à l’élève! Comme on est loin de tout cela actuellement!
Petit retour en arrière pour mesurer d’où nous venons. Septembre-octobre 1962, on ne rendra jamais assez hommage au professeur Abdelaziz Ouabdesslam - le père fondateur de la science et de la technologie du pays- qui fut chargé de remettre sur rails l’Ecole nationale d’ingénieurs d’Alger, ancien Institut industriel d’Algérie, construit au début des années vingt du siècle dernier. Tout était à faire! Il faut se rappeler le pari de l’Algérie postindépendance Repartir de zéro avec un peuple avide de savoir et exclu dans son immense majorité du savoir pendant plus de 132 ans. (Moins d’un millier de diplômés). Nous avons été formés à dose homéopathique. A titre d’exemple, seuls - dit-on - quatre ingénieurs sont sortis de l’Ecole en l’espace de 40 ans, soit un tous les dix ans...Pendant la même période de 40 ans, l’Ecole en a produit plus de 10.000.
Sans verser dans une nostalgie débridée, il faut reconnaître que la tâche ne fut pas facile. Que l’on se rende compte: l’université était désertée par les enseignants et même l’administration française, à quelques exceptions, a suivi. Il a fallu que le ministre en personne installe le professeur Ouabdesslam en tant que prorecteur du fait des résistances du dernier carré d’Européens, à leur tête le recteur Gauthier. Pour faire court, l’Ecole eut sa première rentrée avec 25 élèves ingénieurs qui, pour la plupart, avaient démarré dans les universités françaises et la première promotion sortit en 1965. Pour rappel, même ces jeunes élèves ingénieurs furent dissuadés de rentrer à l’Ecole. La technologie n’était pas encore connue. L’année d’après, il y eut aussi 25 lauréats et la première promotion qui fit un cycle complet à l’Ecole, sortit en juin 1967.
Depuis, l’engagement jusqu’au sacerdoce, du professeur Ouabdesslam, permit de mobiliser l’aide de l’Unesco qui fournit les meilleurs experts enseignants, avec un financement Pnud. Deux projets virent le jour et contribuèrent à former des ingénieurs de qualité. En 1966, un décret pris par le président Boumediene transforme l’Ecole nationale d’ingénieurs d’Alger en Ecole nationale polytechnique. Pour la petite histoire, depuis plus de quarante ans que l’Ecole forme l’élite, c’est le seul président de la République à venir assister à la distribution des diplômes. Il me vient en tête justement l’affection qu’avait le défunt président pour l’Ecole. Nous sommes en 1977, il y eut une grève des élèves ingénieurs qui protestaient contre le manque d’équipements. Il apprit cela et demanda à faire ce qu’il fallait pour que ce problème a priori insurmontable, soit réglé dans les délais. Nous étions en décembre. Une délégation de l’Ecole se rendit à Paris, acheta les équipements, imposa aux fournisseurs l’installation dans les plus brefs délais. Le matériel arriva au bout de trois semaines, tous les obstacles furent surmontés, et les TP purent se dérouler normalement à la rentrée de février. Epoque bénie où le savoir était respecté.

Un héritage colossal
L’héritage que nous laisse le professeur El Hadj Ouabdesslam: 10.000 ingénieurs formés dans 10 spécialités de l’ingénieur, 1000 thèses de doctorats et de magisters, 200 ingénieurs formés par an, pétillants. Production annuelle: une centaine de magisters, une vingtaine de thèses de doctorat en moyenne et qui dispose de 12 laboratoires de recherche autant qu’une grande université. C’est aussi une centaine de docteurs es sciences (professeurs et maîtres de conférence) et une soixantaine de magisters. Le meilleur ratio professeur/élève ingénieur du pays et même de certains pays développés. L’Ecole polytechnique est l’une des défenses immunitaires du pays. Il faut rendre encore une fois justice au professeur Ouabdesslam d’avoir fait de l’Ecole la matrice de la technologie. Elle est à la base de la création, avec l’ancienne faculté des sciences de l’université d’Alger. C’est d’ailleurs une partie de ses enseignants qui a ouvert les spécialités de l’université des sciences et de la technologie d’Alger en 1974 sur des programmes conçus à l’Ecole. Par la suite, l’Ecole a essaimé à travers le pays dans pratiquement toutes les universités du pays, beaucoup d’enseignants voire de responsables sont issus de l’Ecole.
Une petite anecdote parmi tant d’autres qui nous permet de percevoir une partie de la personnalité du professeur Ouabdesslam: au début des années 80, l’arabisation insuffisamment préparée des sciences sociales juridiques et économiques a failli toucher l’Ecole, en la tentative de l’arabisation de la filière économétrie. Le professeur eut beau expliquer que cette filière dispensait certes de l‘économie mais c’était surtout et avant tout une filière de mathématiques d’informatique de recherche opérationnelle, rien n’y fit, l’Ecole fut amenée à fermer cette filière du fait de l’indisponibilité de compétences dans ces matières et maîtrisant la langue arabe et de l’inexistence [encore actuelle] de documentation élaborée et de qualité en langue nationale. La filière fut rouverte quelques années plus tard sous l’intitulé «génie industriel»: la science était sauve, le niveau sauf et l’Algérie a pu former des dizaines d’ingénieurs de qualité honorable dans le gotha des écoles. Sauf que ces ingénieurs sont, pour une grande partie, de l’autre côté des mers et des océans...
L’Ecole peut justement servir, comme par le passé, de fer de lance pour être à l’écoute de ce qui se fait dans le monde. Il faut pour cela la stabiliser. Le moment est venu de nous rassembler, de faire émerger le génie créateur qui est en chacun de nous. Le bon sens doit l’emporter. Nous devons mobiliser les enseignants de l’Ecole polytechnique. Au risque de nous répéter. Il faut savoir que l’esprit d’Ecole ne se décrète pas. L’expérience capitalisée par l’Ecole est unique, il est important que le barycentre de la gestion des classes préparatoires de l’Ecole soit confié au corps professoral de l’Ecole dans son ensemble, qui veut s’impliquer en amont (classes préparatoires et en aval pour rendre compatibles les connaissances des classes préparatoires avec ce qui est attendu d’elles dans la dizaine de spécialités).(2)
L’Ecole a fait ses preuves, elle doit, par fidélité à ses idéaux consacrés par notre maitre El Hadj Ouabdesslamn, aller vers de nouvelles conquêtes en s’améliorant constamment. Le formidable réservoir de compétence - toutes choses égales par ailleurs -, de l’Ecole doit être mis à profit pour essaimer encore plus à travers le pays. La coopération avec des pays étrangers n’est pas innocente. A nous de pouvoir séparer le bon grain de l’ivraie, le faux du «sincère» encore qu’il ne faille pas être naïfs. Ayons confiance en nous-mêmes, départissons-nous avant tout, de cette soumission intellectuelle au magistère dixit qui, à bien des égards, fait de nous encore de nos jours des colonisés mentaux. Les défis du pays sont immenses. On l’aura compris, tant que le regard des gouvernants concernant l’université, sera ce qu’il est, rien de pérenne ne sera construit et ce n’est pas en consommant les ressources du pays d’une façon frénétique- donnant l’illusion factice que nous sommes un pays émergent- que nous irons vers l’avènement de l’intelligence, de l’autonomie. L’Ecole polytechnique en particulier et l’Université algérienne en général, ne demandent qu’à participer à la bataille du développement et donner ce faisant, la pleine mesure de leur talent. La gestion par la paresse intellectuelle est encore possible tant que nous pompons d’une façon frénétique une ressource qui appartient aux générations futures. Demain se prépare ici et maintenant. Il ne faut pas que le dernier bastion qui entretenait à sa façon la flamme du savoir, vacille. Sinon, à Dieu ne plaise, ce sera la défaite de la pensée, alors le mot des sénateurs romains, il y a exactement 2155 ans (du temps de l’Empire romain) risque de s’appliquer à l’Ecole: «Delenda Carthago est», «Il faut détruire Carthage»(2)
On dit que quand un savant meurt c’est une bibliothèque qui brûle, je voudrai ajouter s’agissant de notre maître, c’est une tradition universitaire faite d’éthique et de rigueur qui risque de se perdre si elle n’est pas confortée au quotidien. Il s’en alla dignement par une belle journée et la nature a tenu à lui rendre hommage en se faisant belle. Il fut accompagné à sa dernière demeure dans un petit cimetière d’une petite bourgade, Baba Hassen, aussi discrète qu’a pu l’être son nouveau locataire. Plusieurs centaines de personnes: ministres, hauts fonctionnaires et simples enseignants produits de cette école et avec la fierté d’avoir un jour été éclairés par son savoir, firent le déplacement et les conversations convergeaient toutes sur l’immense travail de cet homme qui servit l’Algérie jusqu’à son dernier souffle sans se mettre en avant avec son humilité proverbiale. Que l’on se rende compte! A 85 ans passés, il enseignait au-delà de la compétence avec élégance. Même dans les situations les plus inextricables, notamment quand l’Ecole était encore sous tutelle, il faisait le dos rond, laissait passer les tempêtes pour que l’essentiel de la mission de l’Ecole puisse être préservé. El Hadj Abdelaziz Ouabdesslam est un citoyen du monde au sens où il a rendu service à l’humanité. Il dépasse de loin, le cadre étroit du pays et s’inscrit assurément dans la lignée de tous ceux qui ont servi l’humanité en tentant de l’éduquer. Le pays s’honorerait en rendant les honneurs à ce patriote, à cet aristocrate de la pensée, à ce fier algérien qui fit le grand Djihad, celui de combattre inlassablement l’ignorance en entretenant à sa façon la flamme du savoir loin des feux de la rampe.

(*) Ecole nationale polytechnique
(*) Ecole d´ingénieurs Toulouse

1.Lakhdar Brahimi «C’est la Révolution algérienne qui a porté les diplomates algériens, ce ne sont pas les diplomates algériens qui ont porté la Révolution algérienne» (Entretien, mené par Mohamed Chafik Mesbah Le Soir d’Algérie 30/06/2007
2.Chems Eddine Chitour: Qu’est-ce qu’une grande école? Liberté 9 juillet 2009

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