L’affaire des irradiées du New Jersey




Radium

Alors qu’en ce 28 mars, jour anniversaire de l’accident nucléaire de la centrale américaine de Three Mile Island, le monde garde les yeux braqués sur les réacteurs défaillants de Fukushima au Japon, il faut peut-être rappeler qu’avant que l’atome devienne militaire ou civil, il tuait déjà en série aux Etats-Unis. C’est l’histoire un peu oubliée des “Radium Girls”. La journaliste américaine Deborah Blum vient de la ressusciter avec à-propos sur son blog et, pour la raconter, il faut remonter aux sources de la radioactivité, c’est-à-dire à Pierre et Marie Curie. Le couple de savants découvrit ce métal hautement radioactif en 1898 et, quatre ans plus tard, donna à l’inventeur américain William J. Hammer des échantillons de sels de radium. En mixant l’élément radioactif (et donc producteur d’énergie) avec du sulfure de zinc, Hammer créa une peinture phosphorescente, le sulfure de zinc ayant la propriété de restituer sous forme de lumière l’énergie que lui conférait le radium.

Ce n’est que quelques années plus tard, au détour de la Première Guerre mondiale, que l’on prit pleinement conscience de l’intérêt de la chose. Dans les tranchées de France, les “boys” s’aperçurent que leurs bonnes vieilles montres à gousset étaient tout sauf pratiques. Même en les fixant à leurs poignets, les soldats avaient du mal à lire l’heure à la nuit tombée, quand les lumières étaient proscrites. D’où l’idée de recouvrir aiguilles et cadrans de cette peinture phosphorescente. Ce contrat avec l’armée fit de l’entreprise Radium Luminous Material Corporation, par la suite rebaptisée U.S. Radium Corporation, une société prospère. D’autant plus qu’à la fin de la guerre, il y eut un véritable engouement, chez les civils cette fois, pour ces bracelets-montres.

Dans leur usine située à Orange, dans le New Jersey, les petites mains de l’U.S. Radium Corporation ne chômaient pas. Deborah Blum raconte qu’à 1 cent et demi par cadran peint, à 250 cadrans par jour et à 5 jours et demi par semaine, les “Radium Girls” gagnaient une vingtaine de dollars par semaine. Leur travail exigeait beaucoup de précision et de minutie et les contre-maîtres leur conseillaient de mettre leurs pinceaux entre leurs lèvres pour en affiner la pointe. Les mêmes pinceaux qu’elles trempaient ensuite dans le pot de peinture au radium… Insipide, la substance ne faisait pas peur. Elle avait même bonne réputation à l’époque puisqu’on en vantait les pouvoirs curatifs : eau de radium, crèmes et poudres au radium, savons, lotions, pommades et mêmes suppositoires pour rendre vigueur aux membres virils. Le Viagra de l’époque était radioactif…

Radiosuppo

Les “Radium Girls” n’avaient aucunement conscience des risques encourus. Si, dans l’entreprise, les chercheurs qui travaillaient à l’extraction du radium étaient équipés de masques, de gants et de combinaisons de protection, les filles de l’atelier de peinture ne se doutaient de rien : certaines se servaient du mélange comme d’un vernis à ongles, d’autres s’amusaient à en mettre sur leurs dents ou à s’en asperger les cheveux pour étonner leurs petits amis le soir venu avec un sourire plus qu’ultrabright ou des tignasses ensorcelées… Mais, au début des années 1920, plusieurs filles tombèrent malades. C’était un mal mystérieux : leurs dents tombaient, leurs mâchoires pourrissaient, leurs os se brisaient, le tout combiné avec des anémies ou des leucémies. Selon Deborah Blum, dès 1924, neuf des ouvrières étaient mortes, toutes des jeunes femmes n’ayant pas encore atteint la trentaine. Et leur seul point commun était d’avoir travaillé dans cette usine du New Jersey.

L’U.S. Radium Corporation demanda cette année-là une enquête scientifique pour comprendre ce qui se passait dans sa fabrique. Il y avait de la poussière de radium partout, au point que certaines des filles, dans l’obscurité, brillaient comme des fantômes. Des résultats édifiants… qui furent enterrés, mais pas pour longtemps. Des médecins finirent par s’intéresser à ces jeunes femmes malades et ne tardèrent pas à comprendre d’où venait leur pathologie. Les patientes exhalaient du radon, un gaz rare radioactif, produit de la désintégration nucléaire du radium… Celui-ci, sorte de lointain cousin du calcium, s’était installé à la même place que lui dans l’organisme mais, au lieu de fortifier les os, les détruisait, ainsi que la moelle osseuse, en les irradiant de l’intérieur.

Deborah Blum raconte que Harrison Martland, un des médecins qui enquêtèrent sur cette histoire hors du commun, fit exhumer le corps d’une des ouvrières décédées, préleva des tissus qu’il réduisit en cendres ainsi que des os qu’il nettoya et plaça le tout dans une chambre noire près d’un film photographique enveloppé dans du papier noir. Il procéda à la même préparation avec des tissus et des os pris sur un mort “normal”, pour avoir un échantillon témoin. Selon le docteur Martland, “s’ils étaient radioactifs, les os et les cendres de tissus émettraient un rayonnement, et les rayons bêta et gamma traverseraient le papier noir pour impressionner le film photographique”. Au bout de dix jours, le premier film était constellé de taches blanches et le second était resté noir. La preuve était faite qu’une importante radioactivité était bien présente dans le corps des “Radium Girls”, même après leur mort. J’ai d’ailleurs retrouvé un article de 1987 du New York Times qui explique que si l’on approche un compteur Geiger des tombes de ces pauvres femmes, l’aiguille fait encore un bond, des décennies après leur décès…

Radium-GirlsMême si l’U.S. Radium Corporation fit tout pour étouffer l’affaire, cinq des ouvrières, bien qu’étant gravement malades, eurent l’énergie de porter plainte et de se rendre au tribunal, en 1928 (date à laquelle a été publiée la caricature ci-dessus). Le procès n’alla pas à son terme car un arrangement entre les parties fut trouvé : chaque ouvrière reçut la somme de 10 000 dollars, une rente annuelle de quelques centaines de dollars et l’assurance que les soins médicaux seraient payés par l’U.S. Radium Corporation. Aucune des cinq plaignantes ne survécut aux années 1930. Quant à Marie Curie, la mère du radium, qui lui valut un Prix Nobel de chimie en 1911 (après celui de physique qu’elle avait partagé avec son époux et Henri Becquerel en 1903 pour la découverte de la radioactivité), elle mourut en 1934 d’une leucémie consécutive à son exposition prolongée à des éléments radioactifs.


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