Fin de la censure des articles sur le virus mutant de la grippe




des patients auscultés lors de l'épidémie de grippe au Mexique, en 2009 © 1photo/ Big Stock photos Initialement censuré en raison des risques de bioterrorisme, l'article de l'équipe de Yoshihiro Kawaoka sur le virus mutant de la grippe a finalement été publié dans la revue Nature. Celui de l'équipe de Ron Fouchier est en cours de révision et devrait vraisemblablement être mis en ligne prochainement.

Finalement, la censure est levée. L'Agence américaine de biosécurité a autorisé la publication de deux articles scientifiques sur la création de virus de la grippe très contagieux entre mammifères. Le premier, rédigé par l'équipe américaine de Yoshihiro Kawaoka, de l'université du Wisconsin, a été mis en ligne mercredi 2 mai par la revue Nature. L'autre, écrit par Ron Fouchier, du Centre Erasme à Rotterdam, est en cours de révision par la revue Science. Retour sur ce virus qui a déclenché la polémique.

Imaginez un virus de la grippe qui serait mortel et se transmettrait aussi facilement qu’une grippe saisonnière. Dans la nature, un tel virus pourrait générer une grave épidémie. Ce virus existe bel et bien : il a été créé en laboratoire par des virologues. Quelques modifications génétiques ont suffi pour rendre transmissible de mammifère à mammifère le virus de la grippe aviaire H5N1. Celui-ci tuerait 6 personnes sur 10, lorsqu’il parvient à les infecter.

C’est en septembre 2011, à l’occasion d’un congrès, que le virologue Ron Fouchier, du Centre Erasme de Rotterdam, a révélé l’existence de ce virus mutant. Craignant que des terroristes ne s’inspirent de son travail pour mettre au point une arme biologique, l’Agence américaine de biosécurité a demandé à la revue Science d’en retarder la publication. L’Agence s’est également adressée à Nature, afin de censurer une autre étude, signée par le spécialiste de la grippe Yoshihiro Kawaoka, de l’université américaine de Madison-Wisconsin : lui aussi était parvenu à générer un virus H5N1 transmissible entre mammifères.

Pour tenter d’apaiser l’inquiétude liée à leurs recherches, Ron Fouchier, Yoshihiro Kawaoka et plus de 30 autres spécialistes de la grippe ont cosigné le 20 janvier une tribune, publiée à la fois dans Science etNature, dans laquelle ils se sont engagés à suspendre leurs manipulations du virus H5N1 durant deux mois. Puis, au mois de février, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a organisé une réunion à Genève, afin de favoriser le dialogue entre les différentes parties. Après deux jours de discussion, les experts présents ont encore repoussé la publication des études. 

Mais suite à de nouvelles évaluations, l’Agence américaine de biosécurité a autorisé la publication des études, estimant que "les données ne semblent pas fournir d'informations qui permettraient une utilisation nuisible au point de mettre en danger la santé publique ni la sécurité nationale". Les données scientifiques de l'article de Yoshihiro Kawaoka n'ont pas été modifiées, selon la revue Nature qui précise s'être entourée de plusieurs experts internationaux dans le domaine du bioterrorisme.

Évaluer la menace

Au-delà de cette question de publication, on peut s’interroger sur l’opportunité même de mener ce type de recherches. Pourquoi prendre le risque de créer des micro-organismes aussi dangereux en laboratoire ? Ron Fouchier et Yoshihiro Kawaoka se défendent d’avoir voulu jouer aux apprentis sorciers : leur objectif était de mieux évaluer la menace liée au virus H5N1.

Le virus H5N1 est un sous-type hautement pathogène de virus grippal de type A, qui touche principalement les oiseaux. Il tire son nom de deux protéines présentes à sa surface : d’une part une hémagglutinine H5, qui lui permet de fusionner avec la cellule à coloniser, d’autre part une neuraminidase N1, qui aide les virus nouvellement fabriqués dans la cellule à s’en détacher. Parmi les virus de la grippe de type A, il existe 16 formes connues d’hémagglutinine (H1 à 16) et 9 de neuraminidase (N1 à 9). Les virus qui comportent une hémagglutinine de type H7 ou H5 sont considérés comme les plus dangereux.

Les premiers cas humains connus d’H5N1 sont apparus en 1997 à HongKong, alors que le virus s’était répandu dans des élevages de poulets. Dix-huit personnes ont alors été contaminées, dont six sont mortes. L’épidémie a cependant été rapidement circonscrite, grâce à l’abattage des poulets malades.

À la fin de l’année 2003, le virus a refait surface simultanément dans plusieurs pays asiatiques, notamment en Indonésie, au Vietnam, en Thaïlande, en Corée du Sud et au Cambodge. Il a alors causé alors la plus grave épidémie de grippe aviaire connue à ce jour : plusieurs dizaines de millions de volailles sont mortes à cause de la maladie, ou par abattage préventif. « Depuis, l’épidémie s’est arrêtée, mais le virus H5N1 continue cependant à circuler chez les oiseaux aquatiques et dans les élevages », avertit Jean-Claude Manuguerra, responsable de la cellule d’intervention biologique d’urgence de l’Institut Pasteur.

Mortalité élevée

Les êtres humains contaminés par le virus H5N1 sont le plus souvent des personnes qui vivent en contact direct avec des oiseaux. Selon l’OMS, 587 personnes ont été infectées par le virus dans le monde depuis 2003, et 346 en sont décédées. La grippe H5N1 aurait donc chez l’homme un taux de mortalité de l’ordre de 60 %, ce qui est considérable : « À titre de comparaison, le taux de mortalité de la grippe espagnole de 1918, qui a fait environ 40 millions de morts, était de 2,5% », précise Bruno Lina, chef de service du laboratoire de virologie du CHU de Lyon.

Potentiellement mortelle, la grippe H5N1 ne se transmet pas, ou peu, d’homme à homme. D’une part, parce que le virus H5N1 n’est pas adapté à la température corporelle des mammifères, plus basse que celles des oiseaux. « Mais aussi parce ce virus se multiplie au niveau du poumon profond chez l’être humain, ce qui limite sa transmission par les éternuements », explique Bruno Lina.

Dans son expérience, Ron Fouchier a apporté au virus aviaire H5N1 une série de trois mutations qui devaient lui permettre de se fixer dans les voies aériennes supérieures des mammifères, et de supporter leur température corporelle. Il a ensuite inoculé ce virus modifié à des furets, un modèle animal couramment employé dans ce type d’études, car il a une sensibilité aux virus grippaux similaire à celle des êtres humains[voir ci-dessous] . 

Les furets infectés par ce virus sont bien tombés malades, confirmant sa virulence. En revanche, un furet malade, placé dans une cage à côté d’un autre furet en bonne santé, ne lui a pas transmis le virus.

Le biologiste a alors laissé le virus se multiplier dans l’organisme du furet malade, et acquérir ainsi des mutations. Il a ensuite transféré les particules virales récupérées chez ce premier furet à un deuxième animal. Celui-ci est également tombé malade. Mais là non plus, il n’y a pas eu de transmission de la maladie à un autre individu.

Le biologiste a ensuite contaminé un troisième furet, avec les virus qui s’étaient multipliés chez le deuxième furet malade ; et ainsi de suite, jusqu’au dixième animal infecté. Et là, surprise : le virus était devenu transmissible ! Par ses éternuements, le dixième furet malade a infecté un animal sain placé dans une cage voisine.

Mutations naturelles

En analysant la séquence génétique des virus transmissibles, Ron Fouchier a retrouvé les trois mutations qu’il y avait introduites, plus deux autres, apparues naturellement. Cinq mutations avaient donc suffi pour transformer le virus aviaire en un virus adapté aux mammifères. « L’inquiétant, c’est que toutes ces mutations ont déjà été observées à l’état naturel, dans des virus qui avaient contaminé des oiseaux, explique Bruno Lina, cependant, elles sont toujours apparues dans des virus différents, et non de manière combinée. » Le virus mutant créé par Ron Fouchier n’avait en outre rien perdu de sa virulence : un grand nombre des furets qu’il a contaminés sont morts de la grippe.

Yoshihiro Kawaoka, de son côté, a voulu savoir si le virus de la grippe H1N1, qui s’est répandu à partir du Mexique en 2009, et qui était à l’origine de sévères infections chez l’homme, pouvait échanger des gènes avec le virus H5N1. Ce type d’échange entre deux souches différentes de la grippe, appelé réassortiment génétique, peut en théorie se produire au sein de certains organismes. « Le porc, typiquement, peut être contaminé à la fois par des virus aviaires et humains, ce qui leur permettrait de se recombiner », explique François Roger, directeur de l’unité de recherche épidémiologie du Cirad.

Les précédents tests d’échange de matériel génétique entre le virus H5N1 et d’autres souches de virus qui circulaient chez l’homme, comme le H3N2, n’avaient rien donné, les virologues s’interrogeaient sur la possibilité réelle d’une telle recombinaison.

Yoshihiro Kawaoka a donc mis en contact les virus H5N1 et H1N1 dans des cellules cultivées in vitro, avant de regarder quels types de réassortiment se produisaient entre les virus. Il a ainsi identifié un virus qui possédait toutes les caractéristiques d’un virus H1N1, à part son hémagglutinine, de type H5.

Le biologiste a ensuite testé ce virus mutant sur des furets : il s’est révélé capable à la fois de les rendre malades, mais aussi de se propager entre individus, par voie aérienne. La virulence de ce virus mutant semblait cependant plus proche de celle du virus H1N1 de 2009 que de celle du virus H5N1, puisque aucun des furets infectés n’est mort de la grippe.

Les deux virologues ont donc confirmé qu’un virus de la grippe H5N1 capable de contaminer les mammifères pouvait apparaître chez les furets, soit au gré de mutations ponctuelles, soit à la faveur d’un réarrangement entre différentes souches de virus. Pour Bruno Lina, ces travaux sont importants en termes d’évaluation des risques : « Ils montrent que, sous certaines conditions, le virus peut s’adapter à l’être humain, et donc qu’il a le potentiel de devenir pandémique. »

Cela ne permet pas de dire si les mutations identifiées par les chercheurs apparaîtront dans la nature, ni quelle serait leur dangerosité pour l’homme... Quel est alors l’intérêt de telles expériences ? Pour François Roger, l’approche se défend, « car elle a le mérite de sensibiliser la communauté internationale à la menace d’une pandémie humaine de grippe ». En espérant, toutefois, qu’une expérience scientifique n’en soit pas à l’origine.


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